Bon puisqu'on vient de passer Pâques, un petit conte de Noël:
C'est l'histoire d'un petit garçon, Henry, qui nait le 3 novembre 1935 à Philadelphie; tout petit, il se met à la musique avec son frère jumeau Léon: lui apprend le violon, Léon la clarinette et le saxophone ténor. Ils jouent du jazz et écoutent Charlie Parker, Dizzy Gillespie et Clifford Brown. Comme il se débrouille bien, il rentre à la Mastbaum Technical High School, au nord-est de Philadelphie, où il apprend l'harmonie, le solfège, l'orchestration, et se met à la contrebasse. Il ne parle pas beaucoup, mais ses talents de dessinateur de comics lui valent l'estime de ses camarades, alors que ses professeurs reconnaissent en lui un musicien de première classe et le sélectionnent dans l'orchestre symphonique de la ville.
Admis à la Juilliard School of Music, Henry Grimes poursuit son apprentissage classique sous la direction de Fred Zimmerman, bassiste du New-York Philharmonic, et signe ses premiers engagements de jazzman, accompagnant des artistes comme la chanteuse Anita O'Day. En 1957, à sa sortie de la Juilliard, il s'installe à New-York et est engagé dans le quartet de Gerry Mulligan, avec lequel il va enregistrer quelques albums. Puis il rejoint Sonny Rollins pour un trio avec Roy Haynes. Lors du festival de Newport 58, il joue avec Benny Goodman, Lee Konitz, Thelonious Monk...
Dans les années qui suivent, il tourne régulièrement aux Etats-Unis et dans toute l'Europe avec Sonny Rollins
(le concert du 11 mars 1959 à Aix-en-Provence est sorti sur CD en 1989). Il joue et enregistre avec les plus grands: Cecil Taylor, Charles Mingus (!), Coleman Hawkins... Il participe à l'avant-garde du jazz, étant des premiers enregistrements américains d'Albert Ayler, et grave ses propres compositions en décembre 1965 avec ses colocataires du 272 E. 7th Street, entre les avenues C et D, Perry Robinson à la clarinette et Tom Price à la batterie. Fin 66, il est dans les studios réputés de Rudy Van Gelder, pour les albums historiques de Don Cherry, "Symphony for Improvisers" et "Where is Brooklyn?", le "Conquistador" de Cecil Taylor, tous deux chez Blue Note, et l'album "Tauhid" de Pharoah Sanders, chez Impulse.
Mais la fortune n'est pas au rendez-vous du succès artistique, et Henry part à San Francisco en 1967 pour accompagner Jon Hendricks et Al Jarreau. En 1968, à la fin des contrats, il descend à Los Angeles. Sa contrebasse ayant beaucoup souffert lors de ces longs déplacements sur le toit d'une voiture, il la confie à un luthier, qui lui réclame pour la réparation une somme qu'il incapable de règler. Henry laisse alors sa contrebasse en gage, pensant pouvoir la récupérer plus tard... et disparait totalement de la scène artistique. Plus personne n'entend parler de lui, et en 86 le magazine Cadence rapporte son décès, fin 84...
A l'automne 2002, un dénommé Marshall Marrotte, travailleur social à Athens-Géorgie et fan de jazz à ses heures perdues, retrouve la trace d'Henry; il vit seul dans une petite chambre d'hotel à Los Angeles, subsistant de petits boulots et de l'aide sociale... et serait ravi de pouvoir rejouer de la contrebasse. Margaret Davis, rédactrice de la revue électronique Art Attack ("pour et à propos de la libération des musiciens à New-York"), relaie l'information auprès de la communauté jazzistique américaine, et en décembre 2002, William Parker, contrebassiste né en 1952 dans le Bronx, un des leaders de la scène du jazz New-Yorkais, lui fait cadeau d'une contrebasse verte appelée "Olive Oil".
Après quelques semaines d'exercices, Henry reprend les concerts à Los Angeles début 2003, puis fait un retour triomphal à New-York en mai, au Vision Festival (dont William Parker est un des organisateurs). Réinstallé à New-York en juillet, il joue avec les musiciens de la nouvelle scène New-Yorkaise et est élu musicien de l'année 2003 par le magazine All About Jazz. En 2004 et 2005, il tourne aux Etats-Unis et dans toute l'Europe, anime des ateliers et des master classes, et impressionne tous ceux qui ont la chance de l'entendre ou de jouer avec lui, autant par la puissance de son art que par l'humilité de son comportement.
J'espère que cette histoire vous a plu (c'est un résumé de la biographie d'Henry Grimes trouvée sur son site et complétée de deux ou trois infos glanées sur le net). J'ai eu la chance de croiser "Olive Oil" à la galerie du Clemente Soto Velez Cultural Center (107 Suffolk St. @ Rivington). Mon camarade de jazz Domi l'a prise en photo:
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C'était un concert d'Henry Grimes au Vision Club, le dimanche 2 avril, à 3pm. Il jouait avec Marshall Allen, un illuminé de 82 ans, membre du Sun Ra Arkestra à partir de 1958 et qui en a repris la direction après le décès de Sun Ra en 1993 et de John Gilmore en 1995.
Marshall jouait du sax alto et de l'EVI (Electronic Valve Instrument):
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Comment ça marche? En gros on souffle dedans et on actionne les trois pistons, un peu comme une trompette, mais on fait aussi tourner le moulinet situé en bout pour changer d'octave. Passé l'étonnement, la qualité du musicien vous fait vite oublier l'instrument pour ne retenir que la musique.
Les deux papys étaient accompagnés par 3 petits jeunes: Andrew Bemkey à la clarinette basse, Gamiel Lyons à la flûte, et Tyshawn Sorey à la batterie.
On a eu la chance d'assister à un très beau concert, avec beaucoup d'engagement de la part de tous les musiciens et surtout un plaisir évident et formidablement communicatif.
Pour les curieux, l'annonce du concert avec une présentation détaillée de chaque musicien et des liens vers leurs sites: http://jazzcornertalk.com/speakeasy/sho ... hp?t=15471